POUR L’AMOUR du Tour
Writer // Boris Rodesch - Photography // Michel Verpoorten
Le premier est aujourd’hui le commentateur le plus emblématique du Tour de France, le second est depuis 15 ans le directeur de l’épreuve reine du cyclisme. Nous avons réuni Rodrigo Beenkens et Christian Prudhomme 101 jours avant le Grand Départ 2019 à Bruxelles. Ces deux passionnés de cyclisme nous racontent la Grande Boucle.
Il est inutile de faire les présentations…
Rodrigo Beenkens : Quand vous m’avez demandé de participer à cette interview avec Christian, j’ai trouvé cette invitation très gratifiante et je n’ai pas hésité une seconde.
Christian Prudhomme : C’est un vrai plaisir de retrouver Rodrigo. Je me souviens des trois Tours de France que j’ai eu la chance de commenter ; Eddy et lui étaient mes voisins. Nous étions séparés par un simple rideau à l’époque et je vois encore Eddy se bidonner parce je ne retrouvais plus mes lunettes.
Au-delà du champion exceptionnel, Eddy Merckx est devenu votre ami à tous les deux.
CP : C’est surtout un monsieur fabuleux d’une générosité inégalable. C’est ce qui a tant fait souffrir ses adversaires. Quand il mettait ses capacités physiques hors normes et sa générosité dans l’effort. C’était juste extraordinaire.
RB : Il a un grand défaut, il ne sait pas dire non. Je ne connais aucun champion aussi disponible que lui. S’il avait rendez-vous avec nous et qu’il était arrivé 3 minutes en retard, il se serait excusé vingt fois. C’est son éducation. En privé, c’est aussi un monsieur d’une drôlerie extraordinaire, combien de fois il ne m’a pas fait pleurer de rire. Je me souviens d’une arrivée au mont Ventoux, nous étions dans la voiture lorsqu’Eddy a demandé au chauffeur de s’arrêter à 3 kilomètres du sommet où il s’était imposé en 1970. Sur cette même route où son coéquipier Simpson décédait en 1967. Les Bleus venaient de signer le doublé Coupe du monde et Euro ; Eddy a alors regardé le mont Ventoux et a dit : « Cette montagne est comme Barthez, elle est chauve et elle ne laisse rien passer » (rires).
Rêviez-vous déjà, gamins, de pouvoir commenter la Grande Boucle ?
CP : J‘ai toujours rêvé de commenter le Tour de France, mais en revanche, je n’avais jamais pensé devenir directeur. J’ai eu la chance de le commenter à la radio et à la télévison et je l’aurais volontiers encore fait pendant trente ans. C’est formidable d’avoir ma mission, c’est un vrai privilège, mais le plaisir dans le commentaire était réel. Le journalisme est le métier de ma vie, le Tour c’est ma vie.
RB : C’est extraordinaire de constater que cet événement créé en 1903 n’a compté dans toute son histoire que quatre patrons. Je me demande quelle autre entreprise peut revendiquer cela. Et savez-vous quel est le point commun entre Henri Desgrange, Jacques Goddet, Jean-Marie Leblanc et Christian Prudhomme ? Le journalisme, ils étaient tous les quatre journalistes. J’aurais dû naître français (rires).
CP : Et tu aurais été le prochain patron du Tour, c’est évident. Bien au-delà de vos frontières, Rodrigo, c’est la référence parmi les commentateurs du Tour.
Rodrigo, votre rêve journalistique se dirigeait-il davantage vers le cyclisme ou vers les Diables rouges ?
RB : Je n’avais aucun rêve journalistique car je n’y croyais absolument pas. Quand j’étais petit, ça me paraissait impossible. Et en grandissant, on me disait qu’il fallait avoir des pistons. Plutôt que d’en rêver, j’ai donc choisi dès mon plus âge de jouer à faire mon métier. Déjà dans la cour de récréation, tout le monde me voulait dans son équipe. Non pas pour mes qualités de buteur, mais parce que je commentais les rencontres en jouant. Mes copains étaient alors mes premiers auditeurs. De retour à la maison, je m’enfermais dans ma chambre pour commenter des parties de Subbuteo. Nous avions une troupe de théâtre et à l’entre-acte je montais sur scène pour imiter Luc Varenne. C’était ça ma vie, jouer à commenter. Si j’aimais déjà les deux sports, j’étais surtout un vrai fan de football. Aujourd’hui, plus je commente le football, plus j’aime le cyclisme. C’est tellement plus sain au niveau humain.
Et quel sport préférez-vous commenter ?
RB : Ce sont deux manières très différentes de travailler. Au football, nous sommes plongés dans une vraie émotion, mais quand il ne se passe rien, X passe toujours le ballon à Y. Au contraire, le cyclisme est extraordinaire car on peut tout se permettre. Depuis trois ans et la diffusion des étapes en intégralité, on dépasse les 100 heures de reportage en direct, c’est monstrueux. Cela permet d’aborder tous les sujets, la science, la géographie, l’histoire ou la culture. Comme son itinéraire change à chaque édition, le Tour est un vrai livre ouvert. Je fais actuellement des recherches pour le site de la RTBF sur les 100 ans du maillot jaune avec un focus sur les 56 Belges qui l’ont endossé. Cela me permet de mieux comprendre l’histoire du Tour, c’est tellement enrichissant.
CP : Je découvre aussi encore des choses. J’ai appris récemment qu’en 1929, ils étaient trois maillots jaunes dans le peloton parce qu’il n’y avait pas encore les centièmes de seconde. C’est hallucinant.
Que préférez-vous dans le métier de journaliste ?
CP : Commenter le Tour de France.
RB : C’est très simple. Le fait de réaliser qu’on a le privilège de donner des moments de bonheur à tellement de gens. Je reçois chaque année des messages de personnes qui ne peuvent plus partir en vacances et qui me remercient de les faire voyager grâce à mes commentaires. Pouvoir rendre tant de gens heureux en étant simplement une passerelle entre l’événement et le gars qui est assis dans son salon... Vu sous cet angle, c’est le plus beau métier du monde !
Avez-vous la chance d’avoir un maillot jaune à la maison ?
RB : Non. Les maillots jaunes appartiennent à ceux qui ont mérité de l’avoir.
CP : Exactement. C’est pourquoi je refuse de les signer quand on me le demande.
RB : Il ne faut pas oublier que ce qui fait la force et la magie du Tour, c’est justement ce maillot jaune. Si vous demandez à dix coureurs, neuf vous diront qu’ils préfèrent le maillot jaune au maillot de champion du monde.
CP : Thomas Voeckler avait une jolie formule : « Ce qui comptait pour moi, ce n’était pas d’être le leader, c’était d’être le maillot jaune. »
RB : Il ne faut jamais banaliser le maillot jaune. J’ai d’ailleurs une pensée pour tous ces malheureux entre 1903 et 1919 qui ne l’ont jamais porté.
Christian, organiser le Grand Départ à Bruxelles en 2019 pour les 100 ans du maillot jaune et les 50 ans de la première victoire d’Eddy Merckx… Une évidence ?
CP : C’était une évidence dès le moment où Bruxelles a posé sa candidature en 2015, mais ce n’était pas gagné sachant que j’avais déjà fait une promesse au département de la Vendée. Il faut préciser que la Vendée avait accueilli le Grand Départ en 1999, c’est-à-dire l’année qui a suivi l’affaire Festina. Ce n’était donc pas forcément évident de leur refuser le départ en 2019. Heureusement, nous avons pu profiter d’un changement de président au département. Yves Auvinet, qui est un passionné de cyclisme, a tout de suite accepté uniquement parce que c’était pour Eddy Merckx ; un seigneur qui rassemble les gens autour du vélo dans le monde entier. Célébrer le centenaire du maillot jaune dans la ville où est né l’homme qui représente le mieux le maillot jaune, 50 ans après son premier succès sur la Grande Boucle, c’est magnifique ! Si on attire régulièrement les critiques lorsque le Grand Départ a lieu à l’étranger, personne n’a osé contester le choix de Bruxelles.
Vous n’étiez pas nés en 1958 lors du dernier Grand Départ du Tour à Bruxelles. Pouvoir commenter ce Grand Départ en 2019, Rodrigo, c’est une chance inespérée ?
RB : J’ai toujours été passionné par les chiffres et ils sont justement en train de s’aligner, c’est incroyable. Je m’explique. Je n’étais pas né en 1958 mais sans les boules de l’Atomium, je ne serais pas là aujourd’hui. En bref, mes parents se sont rencontrés à l’exposition universelle en 1958. Mon papa était relieur d’art et ma maman venait du Portugal comme étudiante pour représenter le fameux vin de Porto. Leurs deux stands étaient voisins. Boum, craque, ma maman n’a plus jamais voulu rentrer au Portugal (rires). L’expo 58 et, a fortiori, le Grand Départ à Bruxelles, c’est donc la base de tout. Les chiffres sont vraiment dingues. Les 100 ans du maillot jaune, le cinquantième anniversaire du premier sacre d’Eddy, ce sera mon 25e Tour comme commentateur, 30 ans après ma première expérience… Ajoutez-y qu’en numérologie, le chiffre 11 représente l’illumination et quand on sait qu’Eddy Merckx a porté 111 fois le maillot jaune... Je me demande si ce n’est pas un peu trop (rires).
CP : Et je suis né le 11 du 11.
RB : Mais ce n’est pas possible ! Et moi le 9 du 9 (rires).
Si vous deviez définir le Tour de France ?
CP : C’est surtout 3500 kilomètres de sourires et près de 12 millions de spectateurs présents sur les routes !
RB : C’est un moment où j’ai l’impression de passer une année à l’université. Que ce soit en art, en histoire ou en géographie… Je m’en mets plein la tête. Pour avoir couvert les plus grands événements sportifs de la planète, c’est aussi de très loin celui qui est le mieux organisé. Le monde du football pourrait parfois s’en inspirer.
Quels sont les éléments indispensables à la réussite du Tour de France et est-ce qu’une victoire française en fait partie ?
CP : Bien sûr, même si contrairement à d’autres disciplines sportives en France, le Tour est toujours aussi populaire indépendamment des performances des Français. L’essentiel, c’est que les jeunes puissent continuer à s’identifier aux champions. En Angleterre par exemple, le cyclisme est devenu très populaire chez les jeunes grâce aux victoires récentes sur le Tour de Wiggins et de Froome. C’est surtout pour cette raison que c’est important qu’un coureur français s’impose à nouveau.
RB : Le cyclisme, au-delà des nationalités, a besoin de champions charismatiques auxquels les jeunes peuvent s’identifier, tels Sagan ou Alaphilippe.
Quel serait votre coureur favori pour remporter le Tour de France en 2019 ?
RB : Egan Bernal à 22 ans est déjà le plus fort. Malheureusement, il ne participera pas au Tour cette année.
CP : Ne fera-t-il pas le Tour ?
RB : Ah chouette, j’adore.
CP : Le garçon est différent. J’ai deux anecdotes à son sujet qui en disent long sur son éducation et ses valeurs. Après avoir enfilé son premier maillot jaune à Paris-Nice, il descend du podium lorsqu’une dame fait tomber ses mouchoirs. Il se baisse alors immédiatement pour les ramasser. Tous les matins sur Paris-Nice, le maillot jaune remet aussi un casque à plusieurs jeunes qui courent les 30 premiers et les 30 derniers kilomètres de l’étape. Bernal a pris le temps de sangler les casques sur chaque gamin. Je le remercie et il me répond :
« Mais ils ne font pas tous ça, les autres coureurs ? » Ces deux gestes-là ne sont pas un hasard, le garçon est formidablement bien élevé. Je ne sais pas s’il va gagner cinq Tours de France, ni même s’il en gagnera un, mais ce qui est certain, c’est qu’à son âge, ce qu’il fait est extraordinaire et je suis convaincu qu’il marquera son temps d’une manière ou d’une autre.
RB : Si on accepte l’idée que le vainqueur ne soit pas belge ou français, ce serait quand même grandiose que ce Tour en hommage à Eddy, un Tour pour les grimpeurs, soit remporté pour la première fois par un Sud-Américain qui présente en plus toutes ces qualités.
CP : Hélas, s’il participe, la logique de l’équipe Sky voudra qu’il roule pour ses leaders…
Christian, vous êtes de passage à Bruxelles pour lancer les festivités à 100 jours du Grand Départ. L’accueil réservé par Bruxelles est-il à la hauteur de vos espérances ?
CP : La Maison du Tour, je n’avais jamais vu ça en 15 ans sur le Tour ! La carte de France au sol, l’affiche du Grand Départ à De Brouckère… C’est formidable. Bruxelles, Eddy, Eddy, Eddy (ndlr : il se met à scander le prénom du champion), ça va être immense ! C’était un rêve que Bruxelles puisse accueillir le tour en 2019 et tout se met en place merveilleusement. C’est fou, il y a déjà une ferveur exceptionnelle.
Que pourrait-on souhaiter de meilleur au Tour de France ?
CP : J’ai une seule ambition qui est une obsession : les gamins doivent rêver du Tour comme moi à leur âge. Les coureurs doivent donc continuer de les faire rêver parce que comme je le dis souvent, les champions de notre enfance sont les champions de notre vie.
RB : Je souhaite que le Tour puisse toujours nous divertir et nous instruire bien au-delà du cyclisme. Ce sont les deux choses qui me tiennent le plus à cœur en tant que journaliste.
Et pour conclure Rodrigo, si vous deviez choisir entre commenter un coureur belge en jaune sur les Champs-Élysées et une victoire des Diables rouges en finale de la Coupe du monde ?
RB : Je rejouerais la demi-finale sans Umtiti. Plus sérieusement, il me reste 9-10 ans à la RTBF et j’aimerais vraiment avoir la chance de commenter un Belge gagner le Tour de France. Avec Christian comme directeur, ce serait le top.