Le Tour de france, c'est leur histoire

Writer // Boris Rodesch  Photography // Sébastien Van de Walle

Nous avons rendez-vous avec Eddy Merckx - le plus grand cycliste de tous les temps - et Christian Prudhomme - ancien journaliste sportif et directeur du Tour depuis 2007. La complicité entre les deux hommes est évidente. Ce déjeuner est une chance inouïe, une façon unique de revisiter les 50 dernières années de l’histoire de la Grande Boucle.

TRI_0450.jpg
TRI_0436 1.jpg

Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec Eddy Merckx?

Christian Prudhomme : En juillet 1970, j’ai aperçu Eddy en jaune au col de Cou en Haute-Savoie. Je l’ai interviewé pour la première fois en 1989 avant les Championnats du monde. Le tracé proposait un faux plat qui faisait polémique. Je lui ai demandé son avis et il m’a répondu : « Ce sont des pros, ça va se jouer dans la côte… » Il avait raison.

C’est donc le journalisme qui vous a amené à la direction du Tour de France ?

C.P : Je suis arrivé au journalisme par le Tour de France et au Tour de France par le journalisme.

La direction du Tour, c’était aussi la meilleure façon de continuer à fréquenter vos idoles…

C.P : Mon rêve, c’était de commenter le Tour. J’ai d’abord eu cette chance en radio sur Europe 1 et puis en télévision sur France 2. Pouvoir côtoyer Eddy Merckx ou Bernard Hinault, c’est un bonheur immense. Les champions de notre enfance sont les champions de notre vie, on ne les oublie jamais. 

Avez-vous toujours des étoiles dans les yeux sur la route du Tour ?

C.P : Tout le temps. En 2011, nous étions au col d’Izoard pour la première arrivée de l’histoire au Galibier, 100 ans après le premier franchissement de ce col de légende. Nous étions installés devant la stèle Bobet-Coppi avec Eddy, Bernard Hinault et Bernard Thévenet quand nous avons entendu l’attaque d’Andy Schleck à la radio. Assister à son échappée à côté de ces géants du cyclisme, c’était extraordinaire. Malgré les 60 bornes et un vent défavorable dans la vallée, Andy Schleck est allé au bout. C’était pour vous rendre hommage Eddy ! J’étais comme un gamin.

Quel coureur se rapproche le plus d’Eddy Merckx ?

Eddy Merckx : Bernard Hinault. Quand on voit le nombre de classiques qu’il a remportés, les Tours de France et les Tours d’Italie… Avec sa polyvalence et sa manière de courir, sa hargne et sa volonté de vouloir tout gagner, c’est le coureur qui me ressemble le plus.

C.P : Lors de la conférence de presse pour annoncer le départ du Tour 2019 à Bruxelles, il y a eu ce moment extraordinaire. Nous avons surpris Bernard Hinault s’adresser à Eddy et lui confier « J’ai voulu te ressembler… » Venant de la part du plus grand champion de l’histoire du cyclisme après Eddy, c’était juste fabuleux. 

Racontez-nous justement le choix de Bruxelles pour le grand départ en 2019 ?

C.P : En 2015, Alain Courtois débarque à Paris avec Eddy Merckx pour me proposer la candidature de Bruxelles. C’était impossible puisque je m’étais déjà engagé en 2011 auprès du département de la Vendée mais heureusement, nous avons pu profiter d’un changement de président. Yves Auvinet, qui est un passionné de cyclisme, a tout de suite accepté uniquement parce que c’était pour Eddy Merckx, un seigneur qui rassemble les gens autour du vélo dans le monde entier. Célébrer le centenaire du maillot jaune dans la ville où est né l’homme qui représente le mieux le maillot jaune dans l’histoire du Tour, 50 ans après son premier succès sur la grande boucle… C’est magnifique.

Un mot sur l’histoire du Tour à Bruxelles?

C.P : Il y a eu le grand départ en 1958 à l’occasion de l’Exposition universelle. Nous sommes souvent revenus mais la dernière fois, c’était en 2010. Au-delà de Bruxelles, la Belgique, de par sa légende, son histoire, Eddy Merckx, ses champions ou ses classiques… c’est le cœur du cyclisme ! Le Tour passerait par la Belgique même si c’était à 10 000 km de Paris. Le plus important, c’est la ferveur. En annonçant 2019 et Eddy Merckx, nous n’avons reçu aucune critique sur les réseaux sociaux en France. 

Quelle est votre plus belle victoire Eddy?

E.M : Ma première victoire au Tour de France reste de loin la plus belle victoire de ma carrière. Cela faisait 30 ans qu’un Belge n’avait plus gagné la Grande Boucle. Remporter le Tour de France, c’est ce qu’il y a de plus beau, c’est aussi un rêve d’enfance qui se réalise. 

La ferveur autour du Tour était-elle déjà présente à l’époque ?

E.M : C’est depuis toujours la course phare du cyclisme, la course la plus suivie. Elle se déroule en plus pendant les grandes vacances et tout le monde peut venir. Le Tour c’est le top, c’est plus haut que les Championnats du monde ou les Jeux olympiques. 

Quels sont vos premiers souvenirs du Tour ?

E.M : J’écoutais à la radio le duel entre Stan Ockers et Fernand Picot qui se battaient pour le maillot vert. C’est grâce au Tour de France que j’ai appris à connaître le cyclisme.

C.P : J’ai suivi la première victoire d’Eddy sur le Tour en 1969. Je me souviens que le jour le plus triste de l’année était alors le dimanche de l’arrivée du Tour parce qu’il fallait encore attendre 11 mois.

“ La Belgique, c’est le cœur du cyclisme ! ”  C.P

Comme journaliste, avez-vous couvert d’autres disciplines que le cyclisme ?

C.P : Surtout le tennis et le rallye-raid. J’ai travaillé cinq ans à La Cinq où nous profitions à l’époque d’une liberté incroyable. J’ai aussi eu la chance de commenter la toute première course cycliste retransmise en intégralité à la télévision : les Championnats du monde en 1989.

La relation entre les journalistes et les sportifs devait être très différente ?

C.P : Je me souviens de Roger Pingeon dans sa baignoire après sa victoire sur le Tour en 1967 qui s’adressait à 6-7 journalistes. Désormais, avec 2000 journalistes accrédités sur le Tour, ce ne sont pas que les coureurs qui s’éloignent… La machine médiatique a pris une telle ampleur, c’est juste devenu impossible. 

E.M : La pression sur les coureurs à cause des médias est surtout beaucoup plus importante.

Ce sont les journalistes qui mettent la pression ou plutôt l’exigence du calendrier ?

E.M : C’est la machine médiatique.

C.P : Les coureurs roulent d’ailleurs beaucoup moins qu’à l’époque d’Eddy. Le Tour est aujourd’hui réduit à environ 3500 km. Loin des 4500 km parcourus par Eddy en 1969. À l’exception du premier Tour en 1903 qui développait 2400 km répartis sur 6 étapes, la distance parcourue a toujours été beaucoup plus longue.

Que devez-vous à votre métier de directeur du Tour ?

C.P : Directeur du Tour n’est pas un métier, c’est une mission. Le journalisme est le métier de ma vie, le Tour c’est ma vie. Eddy, c’est le cyclisme, un champion qui a su créer sa légende, tandis que moi partout où je vais, je suis le directeur du Tour. Si je vais au restaurant avec mon épouse, les gens pensent qu’on vient organiser une étape.

“ J’ai beaucoup plus de respect pour un grand chirurgien que pour un grand sportif. ”  E.M

Et vous Eddy, les records sont faits pour être battus mais les vôtres persistent.

E.M : Les techniques et le matériel évoluent très fort. Il ne faut pas comparer ce qui n’est pas comparable.

Inutile de vous demander si vous êtes l’un des plus grands sportifs de tous les temps ?

E.M : Cela n’a surtout aucune importance. L’essentiel pour moi est de pouvoir dire avec fierté que j’ai été le meilleur coureur cycliste de ma génération. Comparer les sports et les générations, c’est uniquement pour les statistiques.

Quel serait votre digne successeur dans le peloton ? Romain Bardet pour faire plaisir à Christian ?

E.M : Il fait de très belles choses mais il ne faut pas comparer car il n’a toujours pas remporté le Tour de France. Je le lui souhaite mais cela dépendra surtout de ses adversaires. Il y a ceux qui restent mais il y a aussi les plus jeunes qui arrivent. On n’est jamais sûr de rien dans le vélo, chaque année il faut savoir se remettre en question.

Êtes-vous encore présent sur la route du Tour ?

E.M : J’y vais chaque année mais le problème, ce sont les selfies. 

Quel est le plus beau compliment qu’on vous ai fait ?

E.M : J’avais 20 ans quand Jacques Anquetil me présente à sa femme en lui glissant : « C’est le nouveau numéro 1. »

Roulez-vous encore à vélo ?

E.M : Je roule souvent avec mes anciens coéquipiers ou d’anciens coureurs. Généralement 50 km une fois par semaine en hiver et 70 km 2- 3 fois par semaine en été. 

Comment faire comprendre aux gens que le cyclisme est un sport d’équipe ?

E.M : C’est un sport individuel qui se court en équipe. Ça pourrait-être un sport individuel si toutes les étapes étaient des contre-la-montre mais c’est impossible de courir seul contre 200 personnes. Si tu as besoin d’aide en cas de crevaison ou pour contrôler la course, il faut avoir des coéquipiers. Personne n’est assez fort pour attaquer tout le temps. Dans les cols aussi on pourrait penser que c’est un sport individuel, mais dans une plaine avec du vent, c’est impossible.

C.P : Le plus grand champion sans une bonne équipe n’a aucune chance face à un bon leader avec une bonne équipe.

E.M : Même Chris Froome.

Cette domination outrageuse de l’équipe Sky… Ce n’est pas très bon pour le Tour ?

E.M : Pas nécessairement, j’ai aussi dominé le Tour. Les super champions attirent non seulement les amateurs de vélo mais aussi un public plus large. Ils sont très importants et le sport en a besoin.

C.P : Eddy a raison. Quand un champion gagne régulièrement, il sort de la sphère purement sportive. Tout le monde sait qui est Eddy Merckx !

La dernière fois qu’un sportif vous a épaté ?

E.M : Mon petit-fils qui a remporté la médaille d’or olympique en hockey avec l’Argentine. 

Quelle a été votre plus belle rencontre grâce au cyclisme ?

E.M : Le pape Paul VI en février 1970. Il avait même pris des nouvelles de Sabrina.

Êtes-vous satisfait de votre reconversion ?

E.M : Pendant 28 ans, j’ai dirigé une entreprise où 42 personnes travaillaient à plein temps, je suis très fier de cette seconde carrière.

Pour conclure Eddy, puis-je vous demander l’un de vos nombreux maillots jaunes ?

E.M : Sur mes 111 maillots jaunes, il ne m’en reste que 2. J’ai conservé le premier et j’ai donné tous les autres à des œuvres de bienfaisance ou à des coéquipiers.

C.P : On en revient à cette extraordinaire générosité d’Eddy Merckx ! Si nous en profitons tous aujourd’hui, ses adversaires à l’époque en ont aussi beaucoup souffert.