1h22 avec Philippe Geluck

Writer // Boris Rodesch - Photography // Sébastien Van de Walle

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Peintre, sculpteur, dessinateur, auteur, chroniqueur, humoriste, Philippe Geluck vient de fêter ses 40 ans de télévision. Maître de l’humour absurde et irrévérencieux, celui qui fut l’un des pionniers de la vague belge qui déferle sur Paris, revient sur son enfance, son rapport à la Ville lumière ou son amour (parfois) désenchanté pour Bruxelles.

Êtes-vous un boulimique du travail ?

Je dirais plutôt gourmand et passionné, parce que la boulimie a un côté maladif. C’est plutôt une appétence et une envie de faire les choses, une énergie qui ne faiblit pas jusqu’à aujourd’hui. J’y trouve mon bonheur et ma réalisation personnelle.

Si vous deviez définir votre métier à vos petits-enfants ?

Dessinateur, peintre, et sculpteur, c’est ce que je fais principalement pour le moment ; ils savent aussi que j’ai fait de la télévision, que j’écris, et que je passe à la radio.

Et votre carrière de chanteur avec Philippe Lafontaine et Maurane ?

Je préfère l’oublier, je n’ai jamais été chanteur. C’est drôle parce que j’ai l’impression d’avoir toujours joué à… joué à faire le peintre, joué à faire de la télévision. 

Peut-être aussi parce que vous ne vous êtes jamais pris au sérieux ? 

Tout à fait. Je terminerais d’ailleurs par leur dire que Papou fait le clown et qu’il essaie surtout de faire rire les gens. C’est la base de tout.

Et s’il ne fallait garder qu’une seule de vos activités ?

Si je n’avais plus le choix, ce serait le dessin.

Vous avez pourtant choisi de suivre une formation d’acteur à l’INSAS ?

J’étais abonné au Théâtre Molière à 13 ans. Je me souviens être tombé sous le charme d’une comédienne qui jouait dans une pièce de Marivaux. Elle portait une robe à paniers avec un décolleté étourdissant. Elle est venue dans le public à l’entre-acte et j’avais le front humide… J’ai alors pensé que si je devenais acteur, ce serait moi et pas ce con de jeune premier, qui l’embrasserait sur scène. 

Et vous êtes devenu comédien ?

J’ai joué pendant une dizaine d’années au théâtre. Corneille, Racine ou Molière pendant mes études, mais aussi Brecht, Michaux ou Shakespeare de façon professionnelle. J’ai ensuite fait du café-théâtre avec des potes où l’on écrivait nos spectacles. C’était drôle, déconnant, surréaliste et beaucoup plus proche de mon univers. Quand ma fille est née, mon fils avait deux ans et demi et je n’avais pas envie de vivre une existence de comédien qui me ferait partir de chez moi tous les soirs. J’ai donc choisi d’arrêter, conscient aussi que je n’étais pas indispensable à la profession.

Vient ensuite l’émission pour enfants Lollipop diffusée sur la RTBF entre 1979 et 1985. Un bel hommage à votre formation d’acteur ?

Je n’avais pas la télévision quand j’étais petit. On découvre donc ce nouveau média et on se fait plaisir. On part en impro et on fait les cons devant la caméra. Nos directs, une fois par semaine, ont souvent généré des choses incontrôlables, mais toujours délicieuses.

Vous acceptez facilement cette notoriété naissante ?

La notoriété, c’est technique ; si vous passez tous les jours à la TV, c’est normal que les gens vous reconnaissent. À la piscine, malgré mon bonnet et mes lunettes, les gosses me sautaient dessus et chantaient Lollipop ! Le truc le plus mignon qui me soit arrivé, c’est un môme qui se fige devant moi et me dit : « Je ne savais pas que tu étais aussi en couleurs… »

Vous ne pensiez alors pas que le dessin puisse devenir votre métier ?

C’est tout à fait ça. Pourtant, j’ai publié mon premier dessin à 16 ans et je n’ai plus jamais arrêté de dessiner. Je dessinais dès que je n’étais pas au théâtre ou à la télévision. Mon épouse, que j’ai rencontrée à 22 ans, me dit souvent qu’à l’époque, mon rêve était déjà de vivre de ma passion. C’est drôle parce que j’ai toujours fait plusieurs métiers en même temps. Des expositions lorsque j’étais à l’INSAS, de la télévision quand je jouais au théâtre, la naissance du Chat pendant Lollipop…

L’histoire raconte que c’est grâce à un laveur de vitres - tombé sous le charme du journal mural que vous teniez avec votre frère chez vos parents – que vous avez vendu votre premier dessin ?

Il nous avait demandé s’il pouvait présenter nos dessins à son ami Bob De Groot, qui était rédacteur en chef du journal humoristique L’œuf. Nous avons accepté et Bob De Groot, devenu par la suite un grand scénariste de BD, a publié mes dessins sur une page entière. Ce fut un déclencheur et j’ai commencé à vendre des dessins à plusieurs journaux.

Comme vous l’avez déjà souvent expliqué dans la presse, le Chat apparaît pour la première fois sur votre faire-part de mariage…

Je suis d’ailleurs confus pour les lecteurs qui doivent toujours lire la même histoire. Pour éviter ce problème, Federico Fellini racontait toujours sa vie d’une autre façon. Il doit avoir 150 bios différentes, je devrais peut-être adopter ce système, au fond...

Quelles ont été vos principales inspirations ?

Les premiers émerveillements, c’est en regardant mon père travailler. Il était lui aussi dessinateur. Il s’intéressait à Sempé. Il nous lisait les aventures du Petit Nicolas et nous regardions les dessins. Cela m’a certainement inspiré. Il avait aussi une grande admiration pour Siné, Topor, Steinberg ou Bosc… Tous ceux que je considère encore aujourd’hui comme les grands maîtres du dessin d’humour. Il me parlait aussi beaucoup des grands peintres classiques, Le Greco, Soulages, Rembrandt, Van Gogh, Mondrian.

Paris, ça évoquait quoi pour vous, plus jeune ?

J’ai découvert la ville à 16 ans avec un ami. Nous sommes allés dessiner sur les quais en face de Notre Dame, c’était magnifique. Paris est vite devenue une amie, mais aussi un fantasme. À l’époque, nous avions été faire un tour devant la rédaction de Hara-Kiri. Nous étions tombés sur François Cavanna, mais, trop impressionnés, nous n’avions rien osé lui dire.

Ce que vous aimez et détestez le plus à Bruxelles ?

J’aime vivre à Bruxelles, c’est paradoxal parce que je déteste le mal qu’on lui a fait et que l’on continue à lui faire. Je ne me remets pas du saccage urbanistique et architectural, je ne supporte pas la lenteur des travaux, les embarras de circulation ou l’imbécillité de la gestion du piétonnier. Tout ça est fait en dépit du bon sens, mais je pense qu’il y a une volonté flamingante d’asservir Bruxelles selon la doctrine Maddens (ndlr : qui vise à abattre Bruxelles pour pouvoir la relever en flamand). Si je lui trouve un charme indéfinissable et une bonhomie qui m’enchante, j’ai parfois du mal à comprendre pourquoi je l’aime tant. 

Et à Paris ?

Paris a tout pour me plaire, des marchés, des quartiers de village d’une beauté fracassante, le souffle des avenues construites par des visionnaires… C’est une ville chargée d’histoire qui respecte ses bâtiments historiques. Après, je n’aime pas la tension, la nervosité et la non-attention aux autres qui y règnent parfois ; et en même temps, je n’ai pas à me plaindre puisque souvent les gens me reconnaissent et me disent des choses aimables, ça c’est magique.

Vous échappez ainsi au premier contact a priori plutôt froid des Parisiens ?

Je l’ai connu quand j’étais inconnu, mais désormais c’est plus confortable. Contrairement aux Belges, les Français aiment la notoriété, ils aiment fêter leurs artistes. En Belgique, on a parfois tendance à faire payer aux artistes ou aux gens connus avant même de les connaître. En France au contraire, il y a un a priori plus sympathique.

Vous êtes l’un des premiers « humoristes » belges à s’être imposé à Paris. Avez-vous senti une acceptation croissante du Belge et de son humour ?

Clairement. Le premier vrai intérêt pour Le Chat commence en France au début des années 90. Avec Benoît Poelvoorde, Marie Gillain, Maurane, Philippe Lafontaine ou encore Axelle Red, nous étions une petite bande et nous avons senti que quelque chose se mettait en place. J’étais déjà invité par Antoine De Caunes et Gildas sur le plateau de Nulle part ailleurs, mais ce n’est pas parce qu’il y avait certaines personnes plus ouvertes et sensibles à notre humour que la France était prête. Au début, chez Laurent Ruquier sur France Inter, je donnais même les clefs pour éviter le plantage de certains gags. Cela a bien fonctionné puisqu’en 1999, Michel Drucker me proposait de participer à son émission face à des millions de téléspectateurs. 

En face à face avec les invités chez Drucker, vous embrassez encore un nouveau métier.

Je reçois à chaque fois un vrai dossier à préparer. C’est pareil chez Ruquier pour On a tout essayé, où l’on me donnait des livres à lire et des films à voir. C’est un très beau métier, mais je me retrouvais trop souvent à bosser comme à l’école ou au théâtre, lorsque je devais apprendre un rôle par cœur. Cela me plait moins, car je m’éloigne de mon savoir-faire qui est la création.

Le Chat, c’est une façon de dire tout haut ce que Philippe Geluck pense tout bas ?

Au départ, je pouvais dire tout haut ce que lui disait, et inversement. C’est seulement quelques années plus tard que j’y ai glissé des préoccupations plus personnelles sur l’écologie ou le racisme et que j’ai réalisé que je pouvais lui faire dire ce genre de choses. J’ai commencé à dessiner sur l’intégrisme, la religion, la pédophilie… J’ai amplifié son discours en partant du principe que mon âge et ma notoriété me donnaient le droit d’aborder tous les sujets comme en télévision et en radio. J’ai toujours eu cette envie de flirter avec la limite.

Ce serait quoi la principale différence entre le dessin humoristique et le dessin politique ?

Il y a deux grands axes dans le dessin d’humour. Le dessin d’actualité, qui est le dessin politique à la façon de Plantu dans Le Monde, plutôt angélique et soft, et les dessins politiques satiriques, plus trash, plus acides et outranciers, comme dans Charlie Hebdo. L’équilibre entre les deux, ce serait le Canard enchainé.

Et le débat autour de la caricature de Mahomet ?

Est-ce qu’il fallait persister pour arriver au drame que l’on sait ? J’évite le problème puisque je ne dessine pas le prophète. Suis-je un lâche pour autant ? Je n’ai pas envie de me suicider juste pour dire «regardez, j’ai dessiné le prophète» pour défendre la liberté d’expression. Je fais déjà beaucoup pour elle et je préfère continuer à emmerder les grincheux d’une autre façon. Et je n’ai surtout pas envie de donner le sentiment que j’insulte des braves gens.

Vous disiez : « Il faut veiller à éduquer les générations de demain au second degré ». Êtes-vous inquiet ?

J’ai le sentiment que l’on revient à une période de premier degré. Avec les religions et les extrémistes politiques qui réenvahissent la société, tout ça ne sent pas bon le second degré. Nous sommes allés en tram à la manif pour l’environnement à Bruxelles, on ne savait plus trop où descendre et je dis à mon épouse à haute voix : « c’est con, on aurait dû y aller en bagnole… » Les jeunes autour étaient stupéfaits, leur premier réflexe a été de me prendre au sérieux, alors qu’il s’agissait d’une blague évidente à mes yeux. Après, ils ont rigolé.

Que dites-vous à ceux qui pensent que le Chat Cartoon Museum (qui ouvrira ses portes en 2023) est un bel égotrip ?

Je peux les comprendre, mais ils ne diront pas la même chose quand ils verront comme je vais le partager avec d’autres auteurs. Il y aura notamment un bel hommage aux maîtres du dessin d’humour, Sempé, Siné et tous les autres.

La localisation dans le centre de Bruxelles ?

Si la Région vous propose de vous installer à 200 mètres du Musée Magritte, à côté des Bozar, etc. Vous ne pouvez pas dire non. C’est sûr que l’outil aurait été plus facile à créer de façon un peu excentrée, mais se retrouver dans le triangle d’or, c’est vraiment le top !

Quel est le regard du monde de l’art sur Le Chat?

Je ressens parfois un peu de condescendance mais je n’en souffre pas. Quand je fais une exposition, il y a 350 000 visiteurs. J’ai vu des gens pleurer de rire devant mes toiles ou mes sculptures dans des galeries, que voulez-vous de plus ? Je suis un auteur heureux.

Vos conseils pour les jeunes dessinateurs ?

Même si aujourd’hui, avec internet, ils n’ont plus forcément besoin de la presse papier, ils doivent créer leur propre journal !

Avez-vous d’autres passions ?

La cuisine, la lecture, mais aussi la famille et mes petits-enfants.

Que devez-vous au Chat ?

Je lui dois la liberté tout simplement. Ma liberté économique et ma liberté artistique. Le Chat c’est mon couteau suisse.

S’il ne fallait retenir qu’une seule citation du Chat ?

Celle qui clôture le premier album : « Si le type qui me dessine meurt un jour, je me suicide. »

Votre actualité et vos projets pour le futur ?

Mes livres Geluck pète les plombs et Le Chat pète le feu ont fait un carton en fin d’année et j’ai aussi le projet des sculptures grand format que je vais lancer en 2020. 20 chats en bronze de 2 mètres de haut qui seront exposés de façon urbaine.

Nous arrivons à Paris, il m’aurait dit quoi le Chat pendant
1 heure 22 ?

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