Evidemment qu'on en parle !
Writer // Boris Rodesch - Photography // Michel Verpoorten
Inutile de vous présenter Pierre Kroll, le plus célèbre caricaturiste de Belgique francophone. Celui qui croque l’actualité au quotidien depuis plus de trente-cinq ans a profité du confinement pour sortir un énième album, exclusivement consacré à cette période si particulière. « Alors, on en parle ? » réunit 200 dessins qui racontent le confinement des Belges. Le Liégeois d’adoption n’avait jamais autant dessiné sur un même thème en si peu de temps.
Pollen a rencontré Pierre Kroll dans son univers de travail, chez lui, en région liégeoise.
Comment avez-vous vécu cette période de confinement ?
J’ai la chance d’avoir un boulot qui me permette de continuer à travailler. Et une part de ce boulot a même été décuplée, puisque l’émission de Sacha Daout à la RTBF, pour laquelle je dessine tous les mercredis soirs, est devenue quotidienne. Ajoutez-y les pages spéciales pour Le Soir, je dessinais tous les jours sur le coronavirus. Je me suis retrouvé réellement dans mon métier, avec sa spécificité qui me passionne et qui parfois m’ennuie, celle de traiter de l’actualité que tout le monde vit. Juste avant le confinement, j’étais occupé sur l’éternel problème de la formation d’un gouvernement. Je ne savais plus quoi dessiner là-dessus, et puis, il y a ce virus qui arrive et tout le monde vit la même chose. Certains très gravement, d’autres moins, nous avions tous des problèmes différents. Il y avait donc plein de sujets dans le sujet, et cela m’a particulièrement inspiré. C’est l’essence de mon métier, évoquer des choses dramatiques avec humour et de façon décalée en essayant d’avoir une certaine justesse. Les épidémiologistes m’ont d’ailleurs dit qu’ils avaient besoin de gens comme moi, qui avaient compris leurs propos et qui les commentaient d’une autre manière. En résumé, jusqu’à 12 heures par jour, j’ai vraiment beaucoup dessiné, dessiné et encore dessiné.
Comment trouvez-vous le juste milieu entre la vulgarisation d’une information et le respect de l’avis des spécialistes ?
D’abord, le métier a changé. Avant l’arrivée des réseaux sociaux, vous ne saviez pas clairement ce que pensaient les gens de vos dessins. Désormais, j’ai une page facebook et instagram où des milliers de personnes me suivent et des centaines donnent leurs avis sur mes dessins. Étant un peu provocateur, et aimant alimenter le débat, je n’interviens jamais sur mes pages. Je les laisse s’exprimer et je veille à ne surtout pas être influencé par leurs commentaires. Ce qui m’énerve à notre époque, c’est que les gens se sentent dans l’obligation d’avoir un avis sur tout. Personnellement, il y a des sujets sur lesquels je n’ai pas d’avis. Le virus est un bel exemple, il y a les anti-vaccins, ceux qui étaient pour ou contre le confinement… Je trouve ça fatigant d’être entouré de gens qui n’en connaissent pas plus que moi et qui ont un avis tranché, ou qui vont aller chercher dans mes dessins mon avis, alors qu’il ne s’y trouve pas nécessairement puisque mes dessins ne servent parfois qu’à porter un regard décalé sur la question pour
la vulgariser. Prenez le sujet de la décolonisation et des statues de Léopold II, qui me touche puisque je suis né au Congo. Dans un dessin qui a très bien fonctionné, je demande aux gens de foutre la paix au cheval qui n’a rien fait de mal. Résultat, ils se sont emparés de mon dessin pour sortir toute leur haine de la colonisation, alors que je m’étais justement moqué d’avance de leurs commentaires avec cette réflexion sur le cheval.
Quel est votre avis sur le débat des monuments qui rendent hommage à cette période de la colonisation ?
Je ne veux pas avoir d’avis tranché sur cette question si complexe. En tant qu’architecte de formation et urbaniste, je trouve que l’espace public appartient au public, mais aussi à son histoire et aux défunts qui ont construit la ville. Je pense donc qu’il n’y a pas lieu d’enlever ces statues, mais qu’il serait préférable de se les réapproprier. Si la statue de Léopold II est encore présente, cela vous offre par exemple la liberté d’aller écrire dessus ce que vous pensez de lui, que c’est un sale type, un connard, peu importe, vous avez la possibilité de vous exprimer. Au contraire, si on l’enlève, comment manifesterez-vous votre mécontentement ? Je préfèrerais que l’on se réapproprie les statues de Léopold II en faisant une fête annuelle ou l’on vient danser sur de la musique africaine ou en lui crachant dessus, voire qu’on lui coupe les mains, comme je l’avais suggéré dans un dessin. Si vous l’enlevez, on ne saura plus rien en faire et ce souvenir nous reviendra en pleine figure. Sinon, nous pourrions aussi militer pour une statue de Patrice Lumumba, ce qui embarrasserait peut-être davantage notre gouvernement.
Vous avez étudié l’architecture à La Cambre avant d’enchainer avec une licence en Sciences de l’environnement, pour finalement vendre votre premier dessin de presse au Vif en 1984. Racontez-nous ce changement de cap ?
Au départ, j’avais pensé faire les deux, l’architecture et le dessin de presse, avant de réaliser que les deux disciplines étaient opposées. L’architecture est un métier qui coûte très cher, construire une maison prend énormément de temps et dépend de nombreux corps de métier, tandis que le dessin de presse, c’est exactement le contraire ; vous êtes seul tous les jours devant une page blanche et le résultat est éphémère. Ce n’était pas possible de faire deux métiers si différents. Les dessinateurs sont des gens qui, depuis leur enfance, n’ont jamais cessé de dessiner. Même durant mes études d’architecture, je dessinais tout le temps et après mes études, j’ai continué. Puis est venu le temps de faire mon service militaire et en tant qu’objecteur de conscience, je me suis retrouvé à dessiner les décors dans un théâtre de marionnettes pendant 18 mois. Puisque l’objection de conscience n’était pas rémunérée, j’ai commencé à publier des dessins dans les journaux pour vivre. J’avais déjà travaillé comme architecte sur de gros projets, comme celui de la place Saint-Lambert à Liège, et je pensais retourner vers l’urbanisme, mais mes dessins ont pris et on me les réclamait. Sans vouloir me vanter, Le Vif est le seul magazine auquel j’ai envoyé un dessin. Depuis, on est toujours venu me chercher et c’est devenu mon métier.
Comment jugez-vous l’évolution de la presse en Belgique ?
Il y a une sorte de narration du monde qui est devenue commune. Nous recevons de plus en plus d’informations et nous avons l’impression qu’on nous raconte le monde. Mais à la minute où je vous parle, il se passe des milliers de choses qui ne seront jamais évoquées dans les médias demain. Depuis l’arrivée du coronavirus, j’ai l’impression que c’est la paix dans le monde, et pourtant, les guerres continuent, mais plus personne n’en parle.
L’omnipotence de certains sujets vous dérange-t-elle ?
Oui, mais d’une certaine façon, j’en suis moi-même victime puisque je suis contraint de traiter de ces sujets. Je n’ai pas vraiment le choix, je suis comme un dessinateur de bd auquel on impose des personnages.
Prenez-vous autant de plaisir à trouver les bons mots qu’à dessiner les bons traits ?
Je suis toujours surpris, ému et flatté quand je vois quelqu’un qui s’amuse rien que de mon trait. Personnellement, je l’ai oublié puisque je dessine comme je parle. Je cherche l’idée tout le temps et si j’en ai parfois marre parce que j’ai trop de travail ou que le sujet ne m’inspire pas, il y a toujours ce moment de plaisir lorsque la pointe du porte-mine ou du marqueur pose l’œil d’Elio Di Rupo exactement là où il faut. Mes dessins dans Le Soir ont un format de 13 sur 11 centimètres, cela signifie qu’Elio mesurera 4 centimètres de haut et que son œil fera moins d’un dixième de millimètre, mais si je le place un dixième de millimètre à gauche ou à droite, l’expression ne sera pas la même. Cette magie qui fait le plaisir des dessinateurs continue de me surprendre.
Avez-vous une certaine routine de travail ?
J’ai appris à dessiner en toutes circonstances, spécialement pour les dessins qui paraissent tous les jours dans Le Soir. Ce n’est vraiment pas un travail d’artiste en atelier. J’ai des petits rituels inconscients, je trace toujours le format de la parution sur une feuille blanche avant de commencer à dessiner. C’est bête, je pourrais faire un dessin plus grand et y mettre plus de détails mais il faut que je visualise ce que le lecteur verra.
Mis à part des collaborations ponctuelles avec le Courrier international ou d’autres magazines français, contrairement à certains, vous avez choisi de travailler exclusivement en Belgique.
Je ne vais pas mentir, si c’était à refaire, je tenterais ma chance en France. Plantu m’a fait un jour un beau compliment en me disant de ne pas venir à Paris, car j’avais trop d’inspiration, je dessinais trop vite et j’allais les bouffer. Je vais le dire en boutade, mais si j’avais fait la même carrière en France, nous aurions fait cette interview sur un yacht à la côte d’Azur (rires). Après, l’essence du dessin de presse, c’est de dessiner sur des sujets que l’on connaît très bien. Je maîtrise la politique belge, il était donc logique de travailler en Belgique.
Avez-vous été marqué par une rencontre en particulier ?
J’ai offert un dessin à Helmut Kohl et d’un seul coup, je serrais la main à l’Allemagne réunifiée. Il y a aussi eu le Roi Albert II, que je devais dessiner en sa présence tel le fou du roi. Je ne suis pas royaliste, mais c’est quand même un peu flippant. C’est comique, car il s’est comporté comme un fan lambda en retournant l’album que je venais de lui offrir pour me dire lesquels il avait déjà.
Il va changer quoi, Pierre Kroll, dans « le monde d‘après » ?
Je vais peut-être prendre plus de distance avec mon énorme difficulté à dire non. Réfléchir davantage à certaines choses et donc en refuser d’autres. Pour le reste, penser que globalement, on saisira cette occasion exceptionnelle pour changer plein de choses, je n’y crois malheureusement pas. Notre société est basée intrinsèquement sur la croissance et nous n’avons toujours pas trouvé la recette pour changer.
Pour conclure, vous ne seriez jamais devenu dessinateur de presse si… ?
Si je n‘avais pas su dessiner. Depuis que je suis tout petit, on me dit que j’ai de l’or dans les mains. En réalité, j’ai toujours été encombré par mon talent pour le dessin, il fallait que j’en fasse quelque chose. Finalement, le dessin de presse m’a permis d’y parvenir, mais au fond, je suis un gros raté. Cela m’a permis de ne pas me lancer dans la bd, de ne pas suivre de formation dans les écoles de dessins… Cinq ans d’architecture pour ne pas construire une seule maison, tout ça est le résultat d’un échec complet (rires).
Pierre kroll
www.pierrekroll.art