LE MONDE CLIGNOTE
Depuis le milieu des années 1970, l’artiste belge Marie-Jo Lafontaine fraie un chemin d’une haute exigence à l’écart des modes et des tendances hégémoniques de l’art contemporain. À première vue, son oeuvre témoigne d’une observation critique de la société, de ses bouleversements majeurs, des séismes à venir. Le monde en ses dérives, ses lignes de faille est la source de ses inventions esthétiques. Si ses créations livrent une radiographie, un oscillographe de l’époque, elles vont bien au-delà d’un miroir du passé, du présent ou du futur de la société : soeur d’Alice de Lewis Carroll (à laquelle elle a consacré une série photographique), Marie-Jo Lafontaine traverse le miroir et nous ramène ses visions.
Des visions qui nous offrent une cristallographie de l’existant, du monde, une exploration des états gazeux, liquides, solides du cristal cosmique. Deux ans avant sa série « Babylon babies » (2001), portraits frontaux d’adolescents venus des quatre coins de la Babylone planétaire, la série « Liquid Crystals », consacrée aux jeunes, désigne par son titre cet entre-deux âge où le cristal ne s’est pas encore induré, où tout est encore possible. Nous sont délivrés les états cristallins multiples (translucide, pur, fêlé, opaque, liquide, solide, etc.) que traversent la société, nos corps, nos pulsions, nos territoires psychiques.
L’artiste fit une entrée fracassante sur la scène artistique avec ses peintures textiles, monochromes noirs à l’impressionnante rythmique, construite sur une répétition minimaliste qui libère des espaces du dedans dirait Michaux. En 1986, traitant du culte de la souffrance dans les nouveaux régimes sportifs du corps, l’installation vidéo « Les larmes d’acier », tour de Babel de plusieurs moniteurs, marque un tournant en forme de coup de tonnerre.
Mues par une quête perpétuelle, ses créations ne pouvaient se cantonner dans un territoire expressif. Elles s’emparent de tous les médiums visuels et sonores, peinture, sculpture, installations vidéos et multimédias, photographie, films, créations sonores, interventions urbaines. Pour saisir le monde en tous ses états (le monde extérieur, nos mondes intérieurs), tous les formats, les supports, les registres sont explorés et réinventés par leur combinaison, leur juxtaposition, leur alliance. L’inédit provient de la mise en tension d’oeuvres chthoniennes (sculptures monumentales, vidéo-sculptures) et de mondes sonores, pixellisés cheminant en direction de l’immatériel. Au creux des états de la matière, Marie-Jo Lafontaine plante sa tente, fascinée par la juxtaposition du solide et de l’éthéré, par le brouillage du tactile et de l’optique. Le rétinien se désaxe dans l’audible. Les frontières de chacune des disciplines se voient repoussées. Marie-Jo Lafontaine a été l’une des pionnières de cette redéfinition des possibilités de l’art.
Son oeuvre s’inscrit dans un esprit de résistance à tout ce qui enferme, à tout ce qui nous Big Brother. L’urgence du geste répond à l’urgence des événements qui frappent notre vivre ensemble, à l’urgence du feu qui nous consume. Citons les films, les installations vidéos ou multimédias « Passio » (1990), « Jeder Engel ist Schrecklich » (1992) au titre emprunté à Rilke, « Dark Pool » (2001), « Dance the world » (2008), « Kontrol Station » (2008), convoquons les sculptures monumentales, « Gardiens du jeu », immenses totems interrogeant la corrida, sa violence, sa lutte à mort ou encore l’événement « Be-side-me » (2015) où la question des migrants se voit transmuée souverainement dans des aquarelles vernies composées de couches superposées. Là où le vernis révèle les teintes, Marie-Jo Lafontaine, immense artiste de la couleur, révèle les dynamismes socio-politiques, les devenirs inhumains de l’humain en cours.
« Liquid Crystals », « Babylon Babies », « Les Fables de La Fontaine », « Le jardin d’enfants », « Les baigneuses », « Les roses », « Join the circus », « Kinder der Ruhr », « Banana Kisses and Frozen margaritas », etc. Son travail photographique, parfois allié aux monochromes, interroge la vie abritée derrière les portraits d’enfants, d’adolescents, la poussée du vivant derrière des fleurs dont les couleurs, les textures exubérantes laissent entrevoir le germe de la croissance organique et la fin de toute chose. Le temps présent est moins enregistré, figé que cueilli. Les êtres animés ou inanimés sont chargés d’une présence qui interpelle. La frontalité des portraits, la nudité des regards interdit toute dérobade du spectateur. Le Visage métaphysique comme sacralité païenne, comme énigme surgit derrière les visages empiriques. Dans la série « Banana Kisses and Frozen margaritas », la coexistence des fleurs et de l’humain ne désaxe pas l’homme vers le végétal ni le floral vers l’humain, ne les entraîne pas dans un devenir autre, dans des noces interrègnes, mais aiguise leurs états oniriques, leurs paysages internes. Retranchées en deçà des puissances du verbe, dans la zone d’un visible exploré sans l’ombre du dicible, inscrites dans une proximité avec le pictural, les photographies de Marie-Jo Lafontaine mettent à jour la nudité de l’existence, sa fragilité, ses aventures chromosomico-cosmiques, ses morts cellulaires et ses promesses de résurrection. Comme une tentative d’aller jusqu’au bout d’un voir qui ne soit que voir avant de l’hybrider au dicible, à l’audible.
Fréquenter son oeuvre transforme notre rapport au monde, aux autres, à soi. L’oeil-radar de Marie-Jo Lafontaine nous dévoile que, virtuoses de l’illusion, les images ne sont pas lisses, bidimensionnelles, tout en surface. Son troisième oeil, son oeil oudjat s’aventure derrière le règne des images, ouvre ces dernières à leur avant, à leur après, déconstruit leurs paramètres, leur fonctionnement. Ses organes perceptifs descendent dans l’in-vu, dans le pas encore vu, dans le non-dit, le non-audible, le non-pensable, à l’affût des révélations de l’être. Davantage que dresser un état des lieux du monde en ses dérives, ses embrasements mortifères, ses espoirs, elle glisse sous la barre du voir, ramenant des profondeurs des strates jusque-là invisibles. C’est au coeur du triangle formé par l’oeil/les sens de l’artiste, le donné et le spectateur qu’elle installe ses inventions.
Se faisant chambre d’échos des nappes d’inconscient, sourcier, Marie-Jo Lafontaine met en oeuvre à même l’image la question de son origine, de sa destination. D’où viennent-elles ? Où vont-elles ? Que produisent-elles sur nous ? Comment travailler sur leurs tensions internes, sur leurs rapports au réel qu’elles reflètent/devancent ?
Il n’y a pas de capture de fragments de réel sans travail de l’imaginaire. « Il n’y a pas de fait, seulement des interprétations » écrivait Nietzsche que Marie-Jo Lafontaine a convoqué pour son installation « Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité ».
Toi, ne te hâte pas vers l’adaptation.
Toujours garde en réserve de l’inadaptation,
Henri Michaux, Poteaux d’angles.
Ses créations se tiennent sur les failles, les fissures de l’Histoire officielle et de la micro-histoire intime. L’extrême contemporain se voit interrogé dans une inventivité plastique audacieuse, en perpétuel renouvellement. Par un retour sur les échos et correspondances entre la fine pointe de l’actuel et le passé, par un travail sur la mémoire et l’oubli, la mise en forme des folies du monde, de son chaos côtoie une réflexion sur l’intemporalité des affects, des pulsions, sur l’éternité du plan préjudiciel du pensable.
On peut parler d’un néo-regard au sens où son regard emprunte de nouvelles voies de découverte du réel que l’obésité actuelle des informations ne permet plus. Marie-Jo Lafontaine fait partie de la tribu des éveilleuses, des guetteurs qui, par-delà toute morale, dans un geste archi-politique, nous donnent à percevoir le danger d’une société de contrôle, de vidéo-surveillance généralisée, rompue aux manipulations génétiques. Par là, elle nous donne les armes pour y résister.
Chef d’orchestre qui renonce à la position de maîtrise pour se mettre à l’écoute du vivant, des enfants, des adolescents qu’elle met en scène, elle glisse dans son orchestration acoustique et visuelle un cri « no pasarán ».
La force de ses créations se loge dans leur donation d’un formidable antidote à l’amnésie, à l’anesthésie sensorielle et conceptuelle imposée aux populations actuelles. Virtuose de l’ambiguïté, pirate de l’alchimie, elle nous lègue ses capteurs sensoriels tandis qu’elle aiguise ses propres facultés, les sort de leurs rails : dans un chiasme fécond et novateur, ses matières vibratiles, électromagnétiques donnent à penser tandis que ses interrogations, ses chocs conceptuels traduits en formes donnent à sentir.
Ses créations sont autant de fenêtres sur un monde qui a perdu les siennes. Elles s’affirment comme une variante hétérodoxe de la monade leibnizienne. Dans la Théodicée, chaque monade, sans porte ni fenêtre, reflète une partie du monde dont elle tire ses microperceptions. Dans l’a-théodicée de Marie-Jo Lafontaine, ses oeuvres-monades sont striées de fenêtres nomades, jamais à la même place, qui exhument les devenirs de nos sociétés et de nos états mentaux.
Ce qui, dans l’oeuvre multi-facettes, métamorphique de l’artiste, rapte le spectateur a trait aux effets libérateurs de ses chants visuels et acousmatiques. Comment laisser émerger, comment sculpter des images qui échappent au règne omniprésent des images évidées, défuntes, à la saturation iconique qui annihile la force imageale par sa prolifération ? Comment faire du vif à partir du mort ? Comment se tenir sur la crête de l’éclosion des phénomènes et être attentif à leur disparition ? Où passe le fil d’Ariane qui tisse l’ordre de la vie en même temps que l’action de la mort ? Comment capter des stases dans le continu de l’existence, des fragments de présent voués à la dissipation ? Ces interrogations à l’oeuvre depuis les premières oeuvres textiles innervent le geste de Marie-Jo Lafontaine, artiste aventurière et pionnière qui fait de l’espace de l’art un laboratoire où problématiser tant le contemporain que les questions éternelles. Son travail sur les Fables de La Fontaine présente des portraits de nababs assoiffés de pouvoir, affublés de masques d’animaux, avec des mégalopoles déshumanisées en arrière-plan. Autorisant une multiplicité de réceptions (esthétique, contemplative, active-participative, métaphysique, etc.), ses installations, peintures, événements nous délivrent des pièges d’une non-pensée officielle, décochent des volcans d’oxygène.
Au XXème siècle — si l’humanité arrive à franchir la barre du XXIème siècle —, à qui entend embrasser plastiquement les épiphénomènes marquants de notre siècle, l’oeuvre de Marie-Jo Lafontaine fournira un intense trésor.
« Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité » disait Nietzsche. Nous avons Marie-Jo Lafontaine pour ne pas périr d’un art avalé par un système qui l’exsangue et l’aseptise.