1h22 avec… Plastic Bertrand
Writer // Boris Rodesch - Photography // Sébastien Van de Walle
Plastic Bertrand, c’est l’histoire d’un succès planétaire, qu’il doit en grande partie à un tube, « Ça plane pour moi », sorti en 1977. Quarante-trois ans plus tard, l’artiste bruxellois aux 20 millions de disques vendus revient avec un dixième album studio : L’expérience humaine. De David Bowie à Wim Delvoye, cette icône belge, décalée, contestée, mais toujours appréciée, nous éclaire sur son parcours atypique.
Boris Rodesch a pris le Thalys avec Plastic Bertrand
Pour quelle raison rejoignez-vous Paris aujourd’hui ?
Pour faire la promotion de mon album — L’expérience humaine — qui sort le 23 octobre. On commence par les grosses TV en France. L’instant de luxe sur Canal+, et Les enfants de la télé sur France 2. On a aussi rendez-vous avec un super magazine, Tsugi. Ils adorent l’album, qu’ils ont découvert sur Nova, la radio qui prescrit le bon goût et le hype à Paris. Nous enchainerons avec la presse spécialisée en musique électro, avant de rejoindre les bureaux de ma maison de disques à Paris, PIAS.
Vous qui avez suivi de près l’évolution des médias, cet exercice est-il devenu plus facile ?
Le grand changement, c’est qu’à l’époque, il suffisait de voir les trois gros diffuseurs qu’étaient RTL France, Europe 1 et France Inter. Si tu avais accès à eux, en une journée, tu savais si ton titre allait passer en radio ou non. Aujourd’hui, il faut convaincre tellement de gens. C’est différent, mais ce n’est certainement pas plus facile.
Est-ce un exercice que vous appréciez ?
Ce qui est très agréable à la sortie de cet album, c’est de pouvoir parler de ce que j’ai fait depuis près de trois ans. Convaincre et faire découvrir un projet auquel tu crois, c’est excitant. Si tu n’as pas grand-chose à défendre, ça devient très lourd. Ici, c’est comme si c’était mon premier album, j’ai la même envie.
Vous n’aviez plus sorti d’album depuis 2009.
Je voulais me nourrir complètement pour avoir des choses à dire. Je tenais aussi absolument à travailler avec Alec Mansion, qui est un grand mélodiste, et Dan Lacksman, spécialiste de la musique électro. Ce n’est pas un dixième album pour faire joli, il y a un vrai discours que je veux partager avec les gens.
Quel est justement son propos ?
« L’expérience humaine » traduit le regard que porte un extra-terrestre sur le monde et les humains. C’est l’album le plus proche de l’homme que je n’aie jamais fait. C’est ma façon de dire que j’aime l’humanité et que j’y crois encore. Même si le doute est présent, puisqu’on ne sait pas très bien où on va. L’album est mélancolique, mais optimiste, le smile est bien présent.
Un « smile » que vous avez toujours largement affiché sur scène ?
Oui, et ça fait vraiment partie de moi. Si je véhicule encore cette image aujourd’hui, c’est grâce aux gens que je rencontre, ils ont toujours été tellement gentils. C’est fabuleux les liens que j’ai pu tisser avec le public en 40 ans. C’est aussi ce qui me donne envie de continuer. Je pense que je ne m’arrêterai jamais, j’ai trop besoin de ce lien.
À quel âge commencez-vous à jouer de la musique ?
J’ai débuté la batterie à huit ans à l’académie de musique avant d’enchainer avec le Conservatoire. J’ai fait tout le cursus. J’ai eu un premier groupe à 9 ans, Bison scout band, et puis, les Pélicans, et ensuite, Passing the time.
Pourquoi avoir choisi la batterie ?
Mon frère rêvait de chanter et je rêvais d’être batteur. Nous avons monté nos premiers groupes ensemble. Je me souviens de ma première batterie dans la cave de mes parents. J’avais acheté trois tambours que j’avais fixés à un tabouret, et mon frère chantait.
Vient ensuite le groupe rock punk Hubble Bubble ?
Oui, à l’adolescence, et ça devient sérieux. Nous jouions beaucoup, à Bruxelles, en Flandre et en Hollande. On tournait avec un groupe de punk rock anversois, The kids. Nous fréquentions des scènes inimaginables, c’était trash de chez trash. On a finalement signé un premier album.
La scène punk rock à Bruxelles est alors un microcosme ?
Il y avait juste le Rocking Club dans le basement de Forest National, où j’ai fait ma première interview télé avec Gilles Verlant. J’avais 18 ans et je me suis fait passer pour un gars de 16 ans. Les journalistes n’étaient pas des flics, je leur racontais n’importe quoi. Cela faisait partie de mon personnage.
Vous ne vous preniez surtout pas au sérieux ?
La musique punk… c’était un grand fake. Dès que nous avons enregistré notre disque, j’ai compris qui était Malcolm McLaren. À partir du moment où des multinationales injectaient du fric pour distribuer la musique punk, c’était mort. Contrairement aux autres groupes punks en Belgique, nous ne voulions pas faire carrière, nous considérions ça comme du rock. Même si dans Hubble Bubble, il y avait un côté social, on se battait contre la consommation et la surconsommation. Il y avait aussi le fait de pouvoir jouer avec trois accords, tout ça avait du sens, mais nous avons vite compris que c’était une grande plaisanterie.
C’est le moment choisi par Lou Deprijck pour vous proposer une carrière solo ?
Notre bassiste venait de se tuer dans un accident de voiture en rentrant d’une répétition quand Lou Deprijk m’a proposé d’interpréter en solo « Ça plane pour moi ». La chanson qui allait assassiner le punk.
Un mot sur la naissance du personnage de Plastic Bertrand ?
Il est né le 6 novembre 1977 grâce à Les rendez-vous du dimanche, une émission de France 2, présentée par Michel Drucker. En télévision, il y avait une personne qui décidait, et c’était lui. Et là, carton ! Dans la foulée, Monique Lemarcis, responsable de la programmation pour RTL, valide le morceau. « Ça plane pour moi » passe sur les ondes françaises, et le lendemain, l’usine Vogue presse 80 000 single par jour ! Le titre ne fonctionnait pas du tout en Belgique, j’avais besoin d’un déclencheur comme Drucker pour que ça fonctionne.
Comment avez-vous géré une notoriété si soudaine ?
C’était du délire total. La semaine qui a précédé l’émission de Drucker, je prenais le bus. Le lendemain, je prenais le taxi ; et deux mois plus tard, c’était des limousines.
Et vous embrassez du même coup une vie de rock star ?
Et ce durant une dizaine d’années. C’était la totale, comme si j’étais une star américaine. Sex, drugs & rock’n’roll ! Tout était parfaitement organisé afin que je ne me retourne pas sur mes contrats et sur l’argent qui ne rentrait pas… Mais je ne regrette rien.
Au regard de votre mode de vie, l’argent semble pourtant couler à flots ?
Surtout pour mes producteurs, car j’avais très mal négocié mon premier contrat. Mais comme je ne gagnais pas beaucoup d’argent avec le disque, je pense avoir été l’artiste qui a le plus tourné. J’étais obligé de faire du live. J’avais des musiciens dans chaque territoire, au Canada, au Japon, aux États-Unis, en Scandinavie. Je travaillais le plus souvent avec des musiciens locaux.
Une anecdote en particulier pour nous faire comprendre à quoi ressemblait la vie de rock star dans cette parenthèse enchantée, les années 70 ?
Nous sommes en 1978 dans une grande soirée à Cannes. Je rencontre le patron de Sire Records, le n°2 chez Warner, Seymour Stein. Il produisait la crème de la musique new-yorkaise, comme Talking Heads ou The Pretenders. Il me prend à part et me dit, l’année prochaine tu seras à New York, et tu seras le n°1. J’en rigole, bien sûr, mais un an plus tard, je prends le Concorde et j’arrive à Time Square où je lis sur l’écran lumineux, The big apple welcomes mister Plastic Bertrand. Et là, je me dis que le monde m’appartient ! L’histoire a démarré comme ça aux États-Unis.
Quelles étaient vos influences musicales, plus jeune ?
Mon premier flash, c’est The Who et leur titre « My Generation ». Ensuite, il y a eu les Rolling Stones et la musique électro avec Kraftwerk. Mais mon mentor absolu, c’était David Bowie. C’est extraordinaire car j’ai eu la chance de le rencontrer.
Dans quel contexte ?
C’était au début des années 80 à New York. Ma maison de disque a eu la très bonne idée de demander à un dj américain de faire un remix de « Stop ou encore », qui passait dans les clubs aux États-Unis. Le disque sort avec en face A, le remix de mon morceau, et en face B, « Cat People » de Monsieur Bowie. Nous nous sommes retrouvés à faire la promo ensemble aux États-Unis, c’était un vrai cadeau de la vie.
Au début des années 80, vous vivez, seul, deux ans à Milan où vous êtes une star, vous enregistrez des disques en italien, vous animez une émission de TV sur la RAI, et vous participez à des romans photos qui font un tabac… En 1985, ça fait près de huit ans que vous voyagez, et vous avez une prise de conscience en rentrant à Bruxelles, face à vos enfants qui grandissent ?
Je rentrais épuisé d’une tournée, ils étaient devant la télévision occupés à me regarder chanter. Mon fils avait 5 ans et ma fille 3 ans. Ils n’ont pas bougé, ils préféraient celui de la télé. J’ai compris qu’il était temps de me ressaisir, car je passais à côté d’un truc énorme. J’ai toujours été très famille.
Votre famille que vous avez toujours protégée des médias ?
Je donne tout à ce métier, mais la famille, c’est strictement personnel. Et surtout, ce n’est pas à moi de décider pour eux.
Et en 1987, le Luxembourg vient vous proposer de les représenter à l’Eurovision ?
J’ai dit oui sans réfléchir, c’est aussi un rêve de gosse que j’ai réalisé. Je me suis éclaté. Et puis, arrive la new beat. Mon producteur à l’époque, qui est encore mon manager, Théo Linder, décide de produire un album, Pix, avec des titres fabuleux.
Dont « Slave to the beat » ?
Exactement, l’album est un carton et devient disque d’or. C’est une musique de boîte de nuit et je n’avais encore jamais joué en club. C’était la grande époque du Boccaccio, on tournait beaucoup. Théo a aussi su s’entourer de mecs originaux, dont le producteur Serge Ramaekers, à qui l’on doit les plus grands albums de new beat. Ce n’était donc pas un album « comme de la new beat », c’était de la new beat.
Arrivent les années 90, où vous décidez d’ouvrir une galerie d’art avec votre imprésario et amie, Pierrette Broodthaers, fille de Marcel Broodthaers ?
J’ai toujours été un passionné d’art contemporain. Je travaillais déjà avec Pierrette depuis longtemps, et nous avons ouvert la galerie Broodthaers & Bertrand à Bruxelles. Nous étions galeristes, mais pas marchands d’art, l’idée était de promouvoir les artistes plutôt que de les vendre. On passait énormément de temps dans leurs ateliers. Nous avons, par exemple, organisé le Salon de la vache pour lequel nous avions fait venir une vache dans un quartier de Bruxelles où les gens n’en avaient jamais vu (rires). Grâce au réseau de Pierrette, nous avions pu exposer des Magritte et aussi plusieurs artistes en devenir, dont Jacques Charlier et Wim Delvoye.
Toujours en duo, vous vous lancez dans la production d’artistes, en formant la société MMD ?
Le but était de faire des choses qui nous plaisaient vraiment. Nous avons produit un premier album de musique traditionnelle des Balkans, avec le chœur Kazansky, avant de nous plonger dans la musique contemporaine turque avec Leyla Pinar, une claveciniste extraordinaire. C’était passionnant.
Galeriste et producteur, les années 90 sont plutôt pauvres musicalement ?
En effet, mais je me suis très fort amusé avec ces nouveaux projets. Et puis, en 1998, MTV me plébiscite « Most Wanted Comeback Artist » et le label Universal sort un double album best of. Un coup de baguette magique et les tournées reprennent. Cela m’a redonné l’envie d’enregistrer des albums.
Sonic Youth, les Red Hot Chili Peppers, U2, tous entretiennent aussi la légende de « Ça plane » en multipliant les reprises sur scène ?
Je dirais même, la légende de Plastic Bertrand, ce sont vraiment des fans. Robert Smith — The Cure— m’adore et Sting parle régulièrement de moi dans ses interviews, c’est absolument génial. Et cela continue, Metallica la joue encore très souvent en live. J’ai la chance d’avoir pu compter sur ces nombreuses reprises et sur les publicités et le cinéma, pour m’offrir à chaque fois une nouvelle visibilité qui me permet, aujourd’hui encore, de travailler à l’international.
Quel est votre morceau préféré dans votre discographie ?
« Tout petit la planète ». Nous sommes fin 70, et je sors un titre électro qui évoque la planète, l’écologie et toutes les questions qui nous concernent aujourd’hui. La musique est de Pierre Van Dormael (le frère de Jaco), et le texte est de Bernard Loncheval. C’était un coup de génie de leur part.
Pendant le confinement, vous lui avez même consacré une version acoustique et un clip.
C’était à la demande de Jérôme Colin pour son émission sur la Première. Je ne pensais pas la sortir, mais elle a reçu un accueil incroyable. Je suis aussi occupé à travailler sur un remix avec le dj bruxellois Simon LeSaint. Ce morceau est sans fin, il inspire tellement de gens.
Un mot sur la tournée Star 80, que vous avez rejoint depuis 2016 ?
C’est une énorme production. Nous sommes 120 sur la route, à travailler dans des conditions exceptionnelles. C’est un spectacle qui a déjà fait 4 millions d’entrées en France ! Il y a près de 150 représentations par an. Et ce n’est pas juste un service après vente, c’est de la création. Lors de la dernière tournée, je rendais hommage à Bowie en réinterprétant « The Jean Genie ». Tous les soirs j’étais en paillette, je me suis amusé comme un dingue.
Être sur scène, c’est ce que vous préférez dans ce métier ?
Bien sûr. En tournée, j’essaie aussi de ne pas rentrer tout de suite, j’aime provoquer des rencontres. Je me suis fixé une règle, visiter un musée et organiser une grande tablée dans toutes les villes que je traverse.
Une personnalité avec laquelle vous aimeriez être coincé dans le Thalys ?
Entre ma rencontre avec Warhol et Bowie, j’ai déjà été trop gâté. Je dirais Stromae. J’ai un énorme respect pour lui, je rêve que l’on puisse un jour travailler ensemble.
La variété française manque, selon vous, cruellement d’excentrisme. Y a-t-il un artiste qui fait la différence ?
Philippe Katerine, j’ai été invité dans l’émission de Nagui, Taratata. Chanter avec lui, c’était du pur bonheur. J’adore sa folie.
Et pour conclure, il sera où Plastic Bertrand dans dix ans ?
J’espère que je serai sur scène, tout simplement.