1H22 avec … François Schuiten
Writer : Boris Rodesch / Photographer : Christian Hagen
Dessinateur de Bande-dessinée devenu célèbre pour sa série Les Cités obscures réalisée avec le scénariste Benoît Peeters, François Schuiten est aussi scénographe. Il a réalisé la scénographie du Train World à Bruxelles ou encore le gigantesque Pavillon des Utopies à l’Exposition Universelle d’Hanovre en 2000.
Designer urbain pour la décoration des stations de métro Porte de Hal à Bruxelles et Arts et Métiers à Paris, Pollen a pris le Thalys avec cet homme talentueux, dynamique et perfectionniste.
Quel est le lien entre vos nombreuses activités ?
Le fil conducteur c’est de raconter une histoire. Mon métier vise à immerger les gens dans des mondes qui soient suffisamment riches et intéressants pour créer une persistance rétinienne et laisser une parcelle de rêve dans leur imaginaire.
Avez-vous été confronté à la mentalité belge, à son scepticisme face à votre polyvalence ?
En France plus que partout ailleurs ils aiment mettre les gens dans des cases. Ce n’est pas dans les réflexes de la société française mais ça évolue avec l’émergence de nombreux artistes pluridisciplinaires. Continuer à creuser son travail sans s’éparpiller, explorer en restant toujours concentré, c’est la corde raide.
Vous êtes la preuve vivante qu’il ne faut pas être architecte pour laisser une trace dans les villes ?
Les artistes comme Bonom à Bruxelles construisent eux aussi la ville. Après il y a l’imaginaire d’une ville alimentée par les photographes, les peintres ou les réalisateurs. Bruxelles avec ses ruptures de style est complexe et floue. Elle ne présente pas l’évidence et l’harmonie de Paris mais cet imaginaire rééquilibre un peu la fracture.
Bruxelles-Paris, c’est le résumé de votre carrière ?
Bruxelles c’est ma ville, celle où je suis né. Paris incarne toutes les émotions de mon travail. Je venais déjà à Paris en 1977 pour proposer mes planches à la rédaction de Métal Hurlant.
Votre rencontre avec Claude Renard à St Luc ?
C’est à la demande d’Hergé que la première section de Bande dessinée en Europe vît le jour à St Luc. Dirigée par Eddy Paape, dessinateur classique très réputé, la section était rapidement reprise par Claude Renard. C’est une période importante pour la Bande dessinée belge puisque les journaux comme Tintin et Spirou étaient sur le déclin. Hergé publiait de moins en moins et les regards se tournaient vers Paris et leurs auteurs : Mœbius, Gotlib, Druillet.
Nous étions fascinés par l’équipe de Pilote. Franquin qui avait cette générosité de s’intéresser aux jeunes auteurs nous accompagnait à Paris. C’était une époque formidable.
Un complexe belge à Paris ?
En 1977 le belge à Paris n’était pas du tout à la mode. Nous sortions avec Claude dans les endroits branchés et nous étions des « ploucs », avec nos francs belges, c’était un autre monde… Si la Bande dessinée des auteurs était déjà consciente de l’intérêt de la Belgique, il y avait au niveau du grand public une certaine condescendance et déjà les blagues belges.
La première fois où vous avez pensé pouvoir gagner votre vie avec la Bande dessinée ?
Avoir réussi à en faire son métier est un petit miracle, même si pour être franc, ça ne suffit pas. Le vrai défi est de prendre le temps nécessaire pour chaque planche. L’équation création et financement est très difficile. Il y a un risque de déprofessionnalisation. Le succès de la Bande dessinée, c’est l’arbre qui cache la forêt et cette paupérisation de beaucoup d’auteurs.
La place des planches de Bande dessinée sur le marché de l‘art ?
Je serai mal placé pour me plaindre du fait que les planches prennent de la valeur dans les salles de ventes publiques. C’est une façon logique de reconnaître la valeur de certains auteurs et c’est une bonne chose pour le financement de la création mais ça comporte aussi des risques. Le principal étant de ne plus voir les albums se faire. Je regrette qu’il n’y ait pas à Paris, plus qu’un musée, un centre de la Bande dessinée. C’est indispensable et ce serait une façon d’équilibrer le marché. Des musées comme Beaubourg devraient depuis longtemps avoir une collection permanente de planches.
Vous avez cédé 1200 originaux à des institutions, une façon d’assurer leurs pérennités ?
C’est surtout pour préserver les livres de demain. C’est la meilleure façon de s’assurer que vos livres soient publiés impeccablement. Si vous écoutez ceux qui achètent des planches uniques, vous ne raconterez plus de récit. C’est assez vicieux et je trouve que les institutions devraient jouer leur rôle.
Le Grand prix Manga en 2012 au Japon, unereconnaissance ?
C’est l’une de nos plus grandes fiertés. Des jeunes lecteurs issus d’une culture si lointaine et différente qui apprécient nos histoires, c’est l’émotion la plus intense pour un auteur.
Le meilleur et le pire moment de votre carrière ?
Le meilleur c’est le moment où jaillissent les idées dans les albums. Lorsqu’on réalise avec Benoît qu’il faut mettre de la couleur dans La Tour, quand on découvre le rapport entre la photo et le dessin dans L’enfant penché… Ce sont ces moments où le récit prend le dessus, il trouve sa cohérence et se construit de lui-même. Être tiré par l’histoire qui vous inspire, c’est le moment de grâce pour un dessinateur. Les moments difficiles ce sont tous les projets arrêtés. On ne le dit pas assez. Personne ne bâtit son travail sur ce qui fonctionne. Ce sont les échecs qui nous font grandir.
Quel serait le train idéal de demain ?
Un train où on ne regarderait plus son ordinateur ou son IPhone. Ce serait formidable d’avoir une interaction visuelle avec le paysage, que les vitres donnent des informations, que les mets proposés soient issus des régions traversées ou encore que des sculptures tiennent compte de la vitesse… Aujourd’hui les trainsnous isolent complètement. Changer le regard des passagers est l’un des enjeux de demain.
Si vous pouviez réaliser en 3D l’une de vos nombreuses illustrations ?
Nous avons fait une série d’affiches pour le TGV à Rennes avec Laurent Durieux et son frère.
Voir voler la montgolfière présente sur l’une d’entre elles me plairait bien, avis aux amateurs…
L’adaptation de la Bande dessinée au Cinéma ?
L’artiste doit se réapproprier l’œuvre, la réinterpréter. Ce qui m’intéresse c’est une vision, un point de vue du réalisateur, je m’en fous qu’il soit respectueux. Il doit briser ce qui fait la spécificité de la Bande dessinée. Le Cinéma et la Bande dessinée n’ont profondément rien à voir.
Une tradition artistique belge ?
La Belgique a justement cette richesse d’être une terre de croisement des cultures. C’est un lieu d’observation formidable. Nous ne sommes sous aucune camisole culturelle.
Arrêtez-vous parfois de dessiner ?
Le dessin c’est ma vie ! Je passe autant de temps à gratter et à gommer. On a besoin de rien. Cette simplicité, cette légèreté, c’est la magie du dessin.
Votre plus belle réalisation ?
Celle qui viendra demain.
Vos autres passions ?
Le jardin, le plaisir de mettre ses mains dans la terre et de planter un arbre.
C’est l’école de la modestie.
Si vous deviez choisir une célébrité avec qui être bloqué dans le Thalys ?
Je serais ravi de rencontrer un scientifique. Ils font partie de ces gens qui font des choses extraordinaires et qui sont sous-médiatisés.
Edith Piaf ou Jacques Brel ?
Jacques Brel. Il y a des parcours d’hommes ou de femmes qui vous restent, ce sont des héros. Dans son interprétation de Ces gens là, il atteint les sommets dans sa façon de raconter une histoire en si peu de temps avec tant d’images.
Si je ne vous avais pas croisé aujourd’hui ?
J’aurais veillé à ce qu’on ne marche pas sur la queue de Jim - son chien -, c’est une activité à plein temps.
S’il fallait tout recommencer ?
Comme disait Gérard Manset : « Revivre la même chose »
Pour conclure, un mot sur votre prochain livre ?
Un nouvel album de Black & Mortimer avec Jaco Van Dormael et Thomas Gunzig.
Cet univers Jacobsien m’a fort marqué, plus qu’une continuation, c’est une façon de lui rendre hommage en reprenant son univers sans jamais s’immiscer dans son style.